Ce que nous indiquent les Papillons
« En se posant sur la
branche, le papillon craint de la
briser. »
Proverbe arménien
C’est un peu le fil d’Ariane de l’ouvrage, une grille de
lecture des paysages.
En Europe, il y a longtemps que l’on utilise (enfin, que
l’on essaie d’utiliser...) la filière Papillons pour
espionner la santé des écosystèmes, en vue de tabler sur
leur durabilité et les ressources qu’ils nous dispensent.
Et puis surprise, un jour les Papillons eux-mêmes
disparaissent, comme peuvent s’esquiver des témoins
« gênants » ! C’est ce qui vient de se
passer en Grande-Bretagne où le déclin des espèces est
pourtant suivi au peigne fin, dans un pays où les sciences
et la citoyenneté sont inversement proportionnelles au
reliquat de vie sauvage. Environ 70 % de la totalité des
espèces de Papillons ont ainsi disparu en vingt ans au
niveau régional ou national de ce pays très à cheval sur
son biopatrimoine en peau de chagrin. Il vient donc de se
passer exactement l’inverse de ce que croyaient les experts
il y a également vingt ans, à savoir que ces Insectes
étaient beaucoup plus résistants parce qu'ils pouvaient
voler et se déplacer. Curieux experts que ceux qui ne sont
pas au fait des notions de niche écologique, d’habitat et
de plantes-hôtes, ou qui ignorent que la grande majorité
des Papillons sont sténoèces, c’est-à-dire d’une plasticité
écologique restreinte, à l’opposé de l’ample valence qu’on
pourrait prêter à des animaux ailés. Et l’expert de
conclure : « Cela renforce les arguments
de ceux qui se battent pour établir des politiques au
niveau national et mondial destinées à limiter l'incidence
de l'Homme sur l'environnement. »
Pourquoi veiller à la protection d’un Papillon ?
La question ne se fait pas attendre : quel est le sens
de telles interventions dirigées pour conserver les espèces
les plus menacées de notre faune ou de notre flore ?
Et plus prosaïquement : à quoi bon déployer de tels
efforts pour un modeste Invertébré que la plupart des gens
ne connaît pas et ne rencontra même jamais ? La première
réponse pourrait être d’ordre purement éthique et se
résumer à cette déclaration de la Charte sur les
Invertébrés : « Aucune espèce animale ou
végétale ne doit disparaître à cause des activités de
l’Homme. » La seconde, plus
pratique, consiste à souligner le fait que ces actions
orientées vers une espèce donnée profitent bien souvent à
tout un ensemble d'espèces animales et végétales qui sont
soit liées directement à l'espèce visée, soit
présentent grosso modo
les mêmes exigences
écologiques. C'est le concept connu de
l’« espèce-ombrelle », « sentinelle »
ou « signal », formule désignant une espèce qui
en « abrite » une série d'autres.
Qu’est-ce que la biosurveillance, qu’est-ce qu’un
bioindicateur ?
Agents essentiels des cycles biologiques, réagissant
ipso
facto au moindre effet nocif
(notamment au niveau des plantes-hôtes dont ils sont
tributaires), par un recul ou une extinction, les Papillons
sont les véritables révélateurs pour le diagnostic d’une
telle situation. Solidaires de chaque écosystème, ils s’en
avèrent être les meilleurs marqueurs synécologiques. Leur
influence sur les écosystèmes se manifeste autant par leur
présence que par leur absence. En ce sens, les plus
signifiants ne sont pas à considérer spécifiquement mais en
tenant compte de leur redondance, un peu sur le mode d’une
guilde. L’utilisation de ces données entomologiques pour
une gestion à long terme exige évidemment un suivi dans un
concept scientifique.
La plupart d’entre-eux sont
monophages ou oligophages, et étroitement inféodés à des
plantes-hôtes sensibles et vulnérables. Il s’agit donc
d’une panoplie d’éminents indicateurs biologiques
qui réagissent aux modifications nocives par
un recul, puis par la disparition. Les
« Insectes-outils »
sont censément moins maniables mais sans nul doute plus
précis que les Vertébrés ou les plantes, tant pour la
gestion et la sélection des sites à protéger, que pour
l’évaluation de l’incidence biologique en baisse des
surfaces menacées, en un mot pour la conservation du
patrimoine naturel au service des populations rurales
fragilisées par de nouvelles donnes économiques. Les
espèces parfaitement sténoèces, hautement vulnérables, ne
supportant pas un équilibre rompu par la moindre
intervention, pression ou nuisance, ces dernières sont des
bioindicatrices emblématiques de la valeur d’un milieu,
aussi nommées
« espèces-ombrelles » ou « espèces
clés-de-voute » et veillent à la naturalité de
l’habitat.
L’utilisation de données
entomologiques pour une gestion à long terme exige une
validation continue des dites données. Les espèces
d’Insectes, dans leur grande majorité, ne sont
identifiables que sous la loupe binoculaire, tandis que
leur récolte sur le terrain nécessite des méthodes de
prospection et d’échantillonnage adaptées. Chaque donnée
unitaire implique donc : suivi de visites, capture,
montage, étiquetage, identification, archivage et
conservation-collection du spécimen dans un concept
scientifique.
Durant une dizaine d’années, j’ai consacré la majorité de
mon temps à parcourir le Maroc pour dresser un inventaire
exhaustif et cartographier les sites biologiques d’intérêt
patrimonial objectivement dénoncés par la présence d’un
cortège de faunule génétiquement remarquable, à base
surtout lépidoptères. Ce programme a été particulièrement
insistant auprès des écosystèmes actuellement fragilisés
par les activités humaines et comportant des présences
emblématiques ou endémiques.
Il faut dire que je me suis trop souvent retrouvé « au
chevet » d’écosystèmes malades...