Les sanctuaires de la sapinière
« Ne
coupe pas l'arbre qui te donne de l'ombre. »
Proverbe arabe
Par les chemins de traverse
Le Sapin du Maroc : un élément nordique
Des Sapins au Maroc ? Cela peut surprendre si l’on
oublie la fameuse formule touristico-climatique qui nous
rappelle dans tous les guides que
« le
Maroc est un pays froid où le soleil est
chaud » et si l’on
ignore que les sommets perhumides du croissant rifain
peuvent attester une pluviométrie de 2000 mm, avec une
couverture nivale assez importante certaines bonnes années.
Le Rif centro-occidental (Tingitanie) est la principale
écorégion réfugiale des forêts humides marocaines et son
identité écoclimatique y a permis la conservation depuis la
période préboréale jusqu’à nos jours de cet élément
floristique d’origine euro-sibérienne qu’est le vrai Sapin
du genre Abies.
Une dizaine d’espèces d’Abies
est
endémique au biome méditerranéen, les autres habitant les
forêts tempérées et froide de l’hémisphère Nord.
C’est en 1837 que le botaniste suisse Edmond Boissier
découvre dans les montagnes d’Andalousie une nouvelle
espèce d’Abiétacée qu’il nomme Abies
pinsapo. Après une
période très critique résultant de sa surexploitation pour
son bois et qui l’amena au bord de l’extinction, la
sapinière andalouse est actuellement récupérée à hauteur de
3600 ha, mais l’arbre y est menacé par Heterobasidium
annosum, un Champignon
qui tend à en pourrir les racines. L’Afrique berbérique
conserve aussi les témoignages de cette essence, avec 400
ha relictuels du Sapin de Numidie (Abies
numidica) en Petite
Kabylie algérienne (hautes montagnes des Babors) et 3500 ha
(ou 5500 ha selon une autre source !) dans le Rif
marocain, où la présence de cette essence fut découverte en
1906 par Joly. Au Maroc, ce Sapin majestueux a été
baptisé Abies
maroccana (en
marocain : chohh).
Certains spécialistes en détachent un type plus évolué et
de plus grande hauteur, cantonné au Djebel Tassaot et
décrit en 1946 sous le nom d’Abies
tazaotana par son
découvreur, l’espagnol Cozar. Tous font partie du groupe
d’Abies
pinsapo dont l’habitat
est donc réparti sur les deux rives de la Méditerranée
occidentale.
D’une grande valeur esthétique et contrastant fortement par
son aspect « nordique » avec l’habituelle
végétation-type du Nord de l’Afrique, la croissance du
Sapin est fort lente mais s’il survit aux rigueurs du
djebel, il peut témoigner de l’âge vénérable de 200 ans.
Les sujets de belle venue peuvent atteindre 50 m de haut,
avec une cime conique très régulière et des rameaux étalés,
une teinte générale d’un vert grisé plus ou moins bleuté.
D’abord gris et lisse, le rhytidome qui s’exfolie du tronc
d’Abies
maroccana devient plus
tardivement brun-rouge et fissuré. Les aiguilles sont
droites, épaisses à leur base, presque tétragonales, un peu
piquantes et insérées radialement en écouvillons
perpendiculaires aux rameaux. Le feuillage perdure une
dizaine d’années. C’est un arbre
hermaphrodite dont les inflorescences féminines brun-vertes
de 2 à 3 cm (avril-mai) se tiennent sans abondance dans la
partie la plus haute. Jusqu’à mi-hauteur de l’arbre, les
strobili masculins sont rouge foncé et nombreux. Les cônes
cylindriques, de 10 à 20 cm de long, à tête arrondie, aux
écailles plus larges que longues, sont brun clair et
mûrissent en début d’automne.
Tout comme le Cèdre, sa qualité esthétique liée à sa
longévité en ont fait un arbre ornemental classique des
parcs et jardins d’Europe. Localement et avant sa
protection rigoureuse, il était utilisé comme bois d’œuvre
et de menuiserie.
La sapinière, une relicte post-glaciaire
Le Sapin est un fossile vivant, un vestige de l’ère
tertiaire et sa formation en Méditerranée apparaît comme
une véritable forêt relicte, transfuge post-glaciaire
témoignant sans conteste de la forte résilience de l’arbre.
La sapinière illustre un grand type écosystémique naturel
et organise une phytocénose assez affine à celle de la
cédraie. C’est une forêt qui tolère les niches au sol sec
et aux étés assez chauds, à la stricte exigence d’une forte
humidité atmosphérique. Le substrat qui la supporte dans
les montagnes rifaines est calcaire et généralement très
rocailleux.
La sapinière à Abies
pinsapo et la tauzaie
à Quercus
pyrenaica sont deux joyaux
insignes du biopatrimoine marocain où leur aire vitale se
limite à quelques bioclimats humides des niveaux
supraméditerranéen et montagnard méditerranéen de la
Cordillère rifaine. C’est seulement dans cette même région
aux forêts encore sauvages et naturelles que l’on rencontre
aussi quelques beaux peuplements assez peu connus de Pins
noirs (Pinus
clusiana mauretanica). Un Chêne
caducifolié, le Chêne zène (ou zéen) (Quercus
faginea du complexe
de Q.
robur), ainsi que le
Chêne vert (ici et dans tout le Maroc :
Q.
rotundifolia,
Q.
ilex étant considéré
comme plus oriental) s’associent à la sapinière selon
l’étage. Un peu plus à l’est, s’immisce aussi le Cèdre et
l’ensemble peut former entre 1200 et 2100 m trois figures
de boisements selon que le Sapin se trouve seul ou associé
aux Chênes ou au Cèdre. Ces formations sont très précieuses
et relativement bien sauvegardées. Elles profitent d’une
pluviométrie exceptionnelle dont la moyenne peut atteindre
1400 mm sur les sommets (voire 2000 mm localement !)
Les montagnes concernées, d’une importance bioécologique
considérable, sont toutes situées aux alentours nord et
nord-est de Chefchaouen : Djebels Tassaot avec une
belle parcelle résiduelle de 500 ha (piste depuis
Talembote), Tisouka avec quelques 1000 ha (piste à Izilan
depuis Chefchaouen) et Lakraa avec une couverture de 1800
ha (piste depuis Bab-Taza). Il s’agit de magnifiques
paysages pour l’écotourisme et leur exploration réserve au
randonneur de bien belles surprises tant dans le domaine
des ressources naturelles que dans celui socioculturel des
traditions locales encore indemnes dès que l’on s’écarte un
peu des sentiers battus généralement indiqués par la
présence de... l’asphalte.
La sapinière du Tassaot
La dorsale calcaire du Rif occidental n’offre pas une
altitude impressionnante mais sa compacité se traduit par
de fortes dénivellations. L’ascension du Tassaot en est un
exemple puisqu’on découvre le massif dès la sortie de la
cluse des pittoresques gorges de l’Oued Laou, à quelques
centaines de mètres au-dessus du niveau de la mer, et
qu’au-delà du village de Talembote (ne pas rater d’admirer
une série d’Oliviers séculaires), c’est une montée abrupte
qui mène aux 1700 m du sommet. Le bas versant est constitué
d’une erme buissonneuse soit pacagée, soit cultivée en
mosaïque, riche en jachères annuelles et où l’on pratique
encore assidûment l’écobuage. L’ensemble est très imbriqué
d’un matorral à cistaie, à chaméropaie, à arbouseraie et à
Lentisque. La place est ensuite laissée à une chênaie verte
arbustive, ornée de magnifiques Lichens fruticuleux
(marqueurs d’une totale absence de pollution), laquelle
précède la majestueuse sapinière où s’infiltre modestement
la chênaie pubescente. Le sol, constitué de calcaires
basiques, recouvert d’une épaisse couche humique et d’un
tapis de mousses, est très riche en plantes basses. Comme
dans la plupart des sous-bois rifains, un tapis florifère à
base de Renoncules et de Violettes agrémente le décor dès
la sortie de l’hiver, puis c’est au tour de la floraison
des Pivoines et c’est enfin la Fougère aigle qui envahit le
clair-bois en été. Certains Sapins atteignent 45 m et la
composition du peuplement est très dense puisque chaque
hectare enferme jusqu’à cinq arbres d’un diamètre compris
entre 1 m et 1,50 m à hauteur d’Homme (les troncs de 5 m de
circonférence ne sont pas l’exception), ce qui procure ici
les plus belles futaies équiennes de cette essence. On
dénombre quelques Érables et l’arbuste le plus
caractéristique est une forme de Houx.
La sapinière du Tisouka
La piste s’élève par le petit Djebel Kelaa recouvert d’une
pinède xérothermophile au sous-bois garni de Palmiers nains
et d’une épaisse mais courte cocciféraie (Chêne kermès),
avec la perspective panoramique du village blanc de
Chefchaouen à nos pieds. Puis l’itinéraire emprunte une
petite vallée glaciaire dont l’effet protecteur a pu
conserver une grande diversité de plantes remarquables dont
des Vesces, des Coronilles, des Ibérides et des tapis de
Vulnéraire et de Bugrane. Le ressaut de la montagne
s’enrichit déjà de Sapins et dès le passage du col, c’est
la grande sapinière embellie de ses Pivoines fleuries au
printemps. Les arbres sont plus modestes qu’à Tassaot et
assez difformes, la formation évoluant sur un substrat très
calcaire, fortement écorché et partout en pentes vives.
Mais ce sont les coupes menées peu avant l’indépendance par
les forestiers espagnols qui ont ici amoindri la densité et
nombreuses sont les vastes trouées désormais conquises par
le matorral à chaméphytes. La forte nébulosité engendrée la
nuit dans les vallées par le réseau hydrographique et
rendue captive par l’influence océanique du proche Détroit
de Gibraltar, fait qu’une écharpe immobile d’un épais
brouillard se maintient longtemps à une altitude inférieure
à celle de la sapinière. À la belle saison, un soleil
resplendissant peut illuminer l’étage du Sapin alors que
les vallées restent maussades. Depuis quelques éperons
rocheux surplombant la sapinière (le djebel culmine à 2122
m), l’horizon offert enveloppe au sud tout le Rif et
s’étend au nord depuis le Djebel Lakraa jusqu’à la
péninsule Tingitane, en passant par l’embouchure de l’Oued
Laou, avec une plongée remarquable sur la Mer Méditerranée.
La sapinière du Lakraa
Au nord de Bab-Taza (souk le mardi !), la piste
Serpente d’abord au cœur d’une riche formation à
Chêne-liège pluristratifiée, avec une épaisse cistaie de
plusieurs espèces en sous-bois et de beaux pans
d’Arbousiers. Quelques mouillères y sont l’habitat de
végétaux, d’Invertébrés, d’Amphibiens et de Reptiles
spécialisés. Puis l’itinéraire s’engouffre dans le corridor
d’un long barranco encombré de belles rocailles garnies
d’un monde de Ptéridophytes où intervient la chênaie mixte
à Quercus
rotundifolia et à
Q.
faginea, dont la
lisière inférieure est infiltrée de quelques Thuyas et
Genévriers. Le Sapin prend la suite, d’abord en galerie
puis accroché aux versants, parfois associé au Pin noir,
plus haut couronné de quelques Cèdres vétérans. Cette
longue piste forestière, parfois animée par une bande de
Magots en parfaite dynamique car dans un habitat en
équilibre, est de mai à juillet le théâtre d’un vol
multicolore de nombreuses espèces de Lépidoptères. Cette
piste à hauts risques, véritable escalier de pierre, est
quotidiennement empruntée par les quelques véhicules
Land-Rover faisant « au réducteur » la navette
entre Bab-Taza et les hameaux montagnards. L’ascension tend
à s’achever quand, non loin de la maison forestière de
Talassemtane, on parvient sur le site d’une magnifique
série karstique, roches calcaires dolomitiques formée dans
les eaux du Lias, quand l’actuelle Amérique du Nord n’était
qu’à peine détachée d’un Maroc alors cerné de mers chaudes
et coralliennes, hanté de gigantesques Sauropodes, de
Théropodes Carnivores, et survolé de colossaux Reptiles
volants... Nous ne sommes néanmoins pas à Jurassic Park,
mais seulement au sein du Parc naturel de Talassemtane.
Poursuivant le chemin, la forêt se fait plus claire et
s’infiltre déjà de quelques Cèdres de l’Atlas (la cédraie
reprend tous ses droits un peu à l’est, dès le Djebel
Tisirene et jusqu’au-delà du Tidiquin). On peut alors
apercevoir le long dôme sommital et dénudé du Djebel Lakraa
dont l’escalade ne demande guère plus d’une demi-heure et
qui offre de ses 2159 m un infini regard à 360 º, ainsi que
la possibilité d’une vertigineuse descente pédestre par
l’autre versant sur Izilan, le Tisouka, via Chefchaouen.
Car la piste en cul-de-sac ne va guère plus haut et
n’alimente que quelques douars en orée de la forêt, univers
où la vie s’est arrêtée en l’an 1000.
Le Parc naturel de Talassemtane
Sur les hauts versants de la dorsale calcaro-dolomitique,
au-dessus de la très pittoresque ville de Chefchaouen, le
souci de pérenniser cet écosystème a donné lieu à la
création sur 64.000 ha du Parc de Talassemtane. Cette unité
de protection entend réunir la sapinière de Tassaot à
celles des djebels Tisouka et Lakraa (Lechhab), ainsi que
les sites exceptionnels du Djebel Kelti (petite cédraie
inaccessible) et des falaises, cluses et gorges profondes
de l’Oued Laou à écoulement pérenne. Le Parc couvre les
étages thermoméditerranéen, mésoméditerranéen,
supraméditerranéen et montagnard méditerranéen, des
bioclimats subhumide tempéré à humide froid et perhumide
très froid sur les plus hauts reliefs, ce qui permet
d’envelopper une exceptionnelle phytocénose de plus de 200
plantes vasculaires, ainsi qu’une zoocénose composée de 37
espèces de Mammifères, de 117 d’Oiseaux et de 32 de
Reptiles et Batraciens. Comme bien souvent dans ce type de
fiche descriptive, il n’est pas fait mention de
l’entomofaune, soit qu’il s’agisse d’une méconnaissance de
son importance (nous ne nous lassons pas de répéter que les
trois-quarts des espèces animales sont des Insectes...),
soit de l’absence de spécialistes étatiques pour les
distinguer et les évaluer. Les représentants emblématiques
sont la Loutre (très menacée par des assecs plus marqués,
l’altération des eaux et la baisse de la richesse
piscicole), de nombreux Rapaces en voie d’extinction mais
l’ombre de la dernière Panthère rifaine ne plane hélas plus
depuis 1981, date de l’ultime signalement. Le Lynx caracal
a aussi été tout récemment biffé de cet univers.
Quelques aspects botaniques
Catégorisée en
phytosociologie au sein des associations forestières des
étages supraméditerranéen et montagnard méditerranéen, la
sapinière rifaine s’encarte dans la classe des
Quercetea
pubescentis,
alliance Violo
munbyanae-Cedrion atlanticae (groupement des
régions pluvieuses), sous-alliance Abietenion
maroccanae,
association Paeonio
maroccanae-Abietum maroccanae coiffant les
crêtes calcaires humides et perhumides de la région de
Chefchaouen. Du point de vue phytodynamique, c’est dans les
séries du montagnard méditerranéen de l’étage forestier
culminal que s’inscrivent les sous-séries concernées :
celle du Sapin et celle mixte du Sapin et du Cèdre
(Benabid, 2000).
Les essences majeures qui s’immiscent au Sapin du Maroc
sont le Chêne vert et
le Chêne zène, le Cèdre au Djebel Lakraa, le Pin maritime,
le Pin noir, l’If commun, l’Aulne, le Bouleau verruqueux,
l’Érable de Grenade, le Laurier des bois. Dans le
sous-bois, la présence du Houx est presque une constante.
Si 200 plantes vasculaires sont à l’inventaire officiel du
Parc de Talassemtane, le cortège floristique étant très
affin à celui de la cédraie rifaine, le chiffre réel toutes
sapinières confondues est censément bien supérieur. Les
Lichens à thalles crustacés et foliacés sont très bien
représentés sur les surfaces rocheuses, ainsi que les
Lichens secs fruticuleux particulièrement abondants sur les
branches et les taillis de ce milieu propice.
Faune...
Là aussi, c’est
la cédraie qui donne le ton faunique car il n’y a guère de
frontière ou de ségrégation écologique avec la sapinière.
Ce sont donc les mêmes Mammifères qui y subsistent :
Magot, Genette, Mangouste, Loutre, Sanglier...
Les quelques milliers d’hectares de sapinière ne
représentent pas une amplitude suffisante pour générer une
avifaune typique et dans les boisements de sapins,
infiltrés de Cèdres, de Pins ou de Chênes, on retrouve la
plupart des habitants de la cédraie : Mésanges bleue
et noire, Pinson des arbres, Roitelet triple-bandeau,
Grimpereau des jardins, Sittelle torchepot, Rouge-gorge
familier, Troglodyte mignon, Merle noir, Geai des Chênes,
Pouillot de Bonelli, Pigeon ramier, Épervier d'Europe,
Aigle botté, Chouette hulotte, Pics épeiche et de
Levaillant, Grand Corbeau, Monticole bleu et même
Rouge-queue à front blanc, etc. Parmi les Rapaces, le
Gypaète barbu était la présence cardinale du Massif de
Talassemtane..., il y a déjà plus de vingt ans. On n’a rien
fait pour le retenir...
L’os est jeté !
Les dès sont bien jetés quant au sort du Gypaète barbu dans
ce Rif sauvage et l’on ne tardera pas à jeter l’éponge (le
combat pour la protection est pour le moins assimilable à
un ring !) pour le même irremplaçable Vautour des
hauteurs du Haut Atlas.
Si les Espagnols le nomment Quebrantahuesos,
casseur d’os, c’est bien parce qu’il s’en délecte et qu’il
lui faut les briser avant de les ingurgiter. Les plus
petits lui servent d'entrées qu'il digère sans problème et
les plus gros lui offrent un festin de
« substantifique » moelle. Après avoir décharné
le cadavre, les charognards qui le précèdent délaissent les
restes à son plus grand profit. Si le Gypaète est incapable
de dépecer ou de trancher les chairs, il est en revanche
tout à fait adapté à la consommation des os longs des
Mammifères et même des sabots des ongulés ! Il possède
son savoir-faire et, nullement impatient de se rassasier,
il pourra patienter des mois avant de le mettre en
pratique. Avant de prendre son envol dans le vide,
l’immense Oiseau procède au méticuleux nettoyage des
tendons et des cartilages de l’os, lequel peut peser
jusqu’à trois kilos. Puis il le lâche d’une hauteur variant
entre 30 et 50 m sur une plaque rocheuse ou parmi les
éboulis. Malgré la perfection de la technique et la haute
précision du lâcher, il lui faudra plusieurs tentatives
pour parvenir, à force de fractures successives, à la
consommation complète du tibia ou du fémur.
Ce remarquable comportement, probablement issu d’une
découverte hasardeuse ensuite affinée au cours de
l’évolution, n’a pas permis au bel Oiseau des cimes le
moindre contrat de convivialité avec l’Homme qui ne cesse
de le faire reculer de son territoire. Nous connaissons
bien l’alibi qui nous fait détruire Vipères et Scorpions,
mais on ne sait rien de l’immense stupidité qui nous fait
exclure les êtres les plus innocents du paradis
terrestre... dont nous avons les secrets de la gestion
perverse.
et faunule…
Aucun représentant de l’herpétofaune marocaine n’est
spécialement lié à la sapinière mais on y observe la
présence de ceux acceptant le milieu humide de l’étage
montagnard (notamment des espèces médio-européennes), et
tout spécialement la forêt ou ses abords : Gecko
commun, Lézard ocellé d’Afrique du Nord, Lézard hispanique,
Psammodrome algire, Seps rifain, Couleuvre fer à cheval,
Couleuvre girondine, Couleuvre à collier, Couleuvre
vipérine, Couleuvre de Montpellier, Vipère de Lataste,
Salamandre tachetée, Alyte accoucheur, Discoglosse peint,
Crapaud commun, Crapaud de Maurétanie, Rainette
méridionale, Grenouille verte d’Afrique du Nord.
Outre les Lépidoptères, deux Coléoptères peuvent illustrer
l’entomofaune, un Carabe : Carabus
favieri,
particulièrement présent à Tassaot, et un
Bupreste : Phaneops
marmottani.
Les Papillons de la sapinière
La gamme de Rhopalocères caractérisant un écosystème aussi
riche en plantes que la sapinière est évidemment
remarquable, chacune des espèces y pénétrant peu ou prou
selon son caractère plus ou moins sylvicole, avec une très
nette prééminence de fréquentation en lisière, tant
inférieure dans le domaine des groupements du matorral
ligneux, que supérieure où succède la pelouse à xérophytes
épineux. C’est finalement un cortège très similaire à celui
de la cédraie rifaine des montagnes de Tisirene ou de
Ketama, avec quelques nuances surtout apportées par des
entités franchement calcicoles, notamment
Lycaenidae
et
Satyrinae.
Dès les beaux jours de mars-avril, l’un des premiers
Papillons à voler en orée des Abies
est
peut-être le plus sensible et celui dont le maintien est
révélateur de la stricte préservation des lieux car il
prend la tangente à la moindre perturbation. C’est une
sous-espèce remarquable et fort rare du Marbré de
Lusitanie : Euchloe
tagis reisseri. Vivant à
moyenne altitude dans bien des matorrals de la péninsule
Ibérique, le représentant maghrébin gagne en altitude comme
c’est la règle climatiquement compensatoire au fur et à
mesure qu’une espèce s’étend vers l’Équateur. Ce Marbré de
Reisser, ou Marbré du Rif, n’a d’ailleurs pas grand chose à
voir dans sa livrée avec ses cousins européens. Dans ces
sapinières qui représentent son unique habitat rifain, il
est tributaire d’une belle et rare Crucifère du groupe des
Ibérides : Iberis
grosmiquelii. Dès avril-mai,
on peut admirer les splendides inflorescences blanches à
filets violacés dans les fissures des falaises, sur les
éperons rocheux, dans les éboulis et aux abords des cols,
là où la sapinière est aérée et se développe sur un sol
accidenté et chaotique. La fragile Piéride blanchâtre à
revers vert pomme qui au printemps virevolte fugacement
autour est ce Marbré de Reisser, fidèle sentinelle de la
sapinière, discrètement présent tant au Djebel Tassaot
qu’au Tisouka ou au Lakraa. C’est une espèce qui nécessite
une vaste aire de vol et les mâles très actifs et ardents
hilltoppers sautent allègrement les petits djebels de leur
vol énergique. On peut en observer divaguant fort loin du
berceau natal de leur plante-hôte.
La Mélitée des Linaires (Meliteae
deione) lui emboîte le
pas en mai-juin mais à moindre altitude, notamment dans les
espaces gagnés par les Cistes, là où les Chênes dominent
encore. On n’en connaît que quelques colonies au Maroc et
c’est un Papillon très fragile qui peut demeurer non
repérable plusieurs années successives.
Ce n’est qu’en juillet qu’émergent les grandes Nymphales
sylvicoles et inféodées aux Violettes que sont notamment le
Grand Nacré rifain (Argynnis
aglaia excelsior) et le Chiffre
du Rif (Argynnis
auresiana hassani). Le premier
est un ardent patrouilleur qui visite fébrilement et sans
se lasser le tapis des Fougères à la recherche de sa
femelle. Parfois abondant, c’est alors un ballet enchanteur
de Grand Nacrés « papillonnant » fébrilement et
sans répit dans le clair-bois. Le second, tout aussi actif
et rapide, préfère la sapinière en lambeaux des versants
les plus escarpés.
Bioindicateurs tant de la sapinière que de la cédraie, ces
endémiques déclinent au prorata de la moindre altération et
sont absents des futaies « policées » et dénudées
par la sylviculture.
Dès le début de l’été et avec quelques autres Satyrines
comme l’Hermite, quelques Fadets, L’Échiquier berbère et
l’Agreste flamboyant, le Misis tingitan
(Hyponephele
maroccana) hante toujours
les rocailles sèches des lisières bien exposées de la
sapinière. Dans la futaie ou sur les chemins forestiers, le
Petit Sylvandre (Hipparchia
alcyone caroli) préfère se
protéger des ardeurs du soleil.
L’Azuré iridié (Polyommatus
albicans), autre élément
des deux rives, est représenté dans le Rif par la
ssp. dujardini
dont
on ne compte que deux ou trois localisations alticoles sur
des affleurements fortement calcaires de la sapinière
(Tisouka et Lakraa). Le mâle est revêtu d’aigue-marine et
la femelle est brune. Fortement sténoèce, la chenille vit
aux dépends d’une Hippocrépide et un parcours excessif du
cheptel lui est fatal. L’imago vole tardivement en
juillet-août et l’effectif peut être très dense mais sur un
habitat tout à fait restreint.
Rouge, bleu, noir, de bas en haut...
Les splendides Hétérocères (Papillons de nuit) vivement
colorés... qui volent de jour et que sont les Zygènes,
trouvent ici, entre chênaie et sapinière, un habitat
calcicole électif. Cette présence, tant qualitative
(diversité d’espèces) que quantitative (effectifs parfois
fournis), nous rappelle que la terre marocaine, grand
labyrinthe écoclimatique, en constitue le terme occidental
où se manifeste l’aboutissement de nombreuses lignées
phylétiques émigrées en provenance de leurs origines
ancestrales : les lointaines montagnes irano-afghanes.
Ce véritable « foyer » biologique s’exprime
notamment sur les reliefs rifains. L’ascension du Parc de
Talassemtane, depuis les hauteurs de Bab-Taza jusqu’à son
sommet des 2159 m du Djebel Lakraa, de clairières en
versants bien exposés, de la chênaie verte à la sapinière,
de la zénaie jusqu’aux pelouses écorchées du sommet dénudé,
permet d’observer rien moins que dix espèces, la plupart
endémiques ou sub-endémiques. Mais faut-il encore passer
avant la dent des Chèvres pour pouvoir retrouver indemnes
certaines des plantes nourricières de leurs chenilles (la
Coronille est une friandise pour Capra
hircus), ainsi que la
source nectarifère des adultes que sont certaines
inflorescences. Cette nuée multicolore est composée des
espèces suivantes, dont certaines sont hélas déjà très
rares et bien menacées : Zygaena
loyselis xauensis (plante-hôte :
Eryngium
spp.),
Z. favonia
kabylica (larve
sur Eryngium
spp.),
Z. felix
zoraida (ici sur
Astragalus
nemororus),
Z. beatrix
pudiga (sur
Astragalus
nemorosus),
Z. youngi
marteni (sur notamment
sur Ononis
cristata),
Z. marcuna
tingitana (larve
sur Ononis
natrix),
Z. alluaudi
inula (sur
Coronilla
minima),
Z. algira
oreodoxa (sur
Coronilla
valentina),
Z.
lavandulae michaellae (sur une Fabacée
non identifiée), Z. trifolii
diffusemarginata (sur
Lotus
spp.)
Tout
ce « papillonnage » est le garant d’une forêt
bien préservée et d’une certaine qualité des associations
environnantes.
L’esprit de conservation
« Rien ne vaut
la force de l'amour de l'homme pour sa terre, sa forêt,
ses fleuves, ses montagnes, ses rochers, ses arbres, ses
oiseaux, ses pierres ».
Jean-Marie Adiaffi
Il n’y a pas lieu d’ouvrir ici un très long chapitre pour
traiter des problématiques de la sapinière, tout d’abord
parce que la faible surface à ce jour léguée par l’histoire
humaine en Afrique du Nord, alliée à sa position très en
retrait des grandes activités anthropiques, font qu’elle ne
risque plus grand chose. Ensuite parce qu’en mystifiant un
peu (soyons idéalistes !), on peut croire que les
rifains sont des gens animés d’un certain esprit de
conservation et ne cherchant pas, comme c’est désormais
partout le cas, à « faire feu de tout bois ». Les
menaces sont donc résiduelles, parcellaires, presque
unitaires, à l’échelle d’un tribunal rural, et non de
l’envergure des phénomènes insurmontables qui rongent
d’autres paysages naturels marocains.
Ombres au tableau
La couverture forestière du Rif en général a subi une
surexploitation forestière sous le protectorat espagnol et
le Sapin a ainsi payé un lourd tribut durant la période
coloniale. Quant à l’actuelle application de traitements
sylvicoles inappropriés, perturbant fortement certains
écosystèmes forestiers rifains (telle la gestion agressive
de la suberaie), elle ne semble pas se manifester au niveau
d’Abies
maroccana.
L’inaccessibilité de la plupart des ultimes formations
à Abies
protège probablement l’essence.
Le défrichage pour l’acquisition de nouveaux espaces de
culture du Chanvre indien que l’on dit coupable de
l’important recul de Quercus
suber dans tout le Rif
(jusqu’à son éradication de toute la région s’étendant de
Bab-Berred à Ketama), est d’un moindre impact sur la
sapinière dont la situation altitudinale est nettement
moins propice à un bon rendement de Cannabis
sativa. Des parcelles
témoignent néanmoins de certaines tentatives sporadiques,
comme en orée inférieure des sapinières de Tassaot et de
Tisouka.
L’écobuage, encore très pratiqué par les agriculteurs
rifains, n’a que peu d’influence sur les lisières.
L’élevage caprin, un peu délaissé à la faveur d’une
apparente rentabilité du Cannabis, pourrait
« reprendre du poil de la bête », sous
l’influence de programmes visant à combattre le commerce du
kif et à redynamiser le pastoral, avec par exemple une
valorisation des produits du terroir comme peut l’être
l’excellent fromage local. Certains parcours quotidiens et
très chargés que nous avons assidûment observés ne sont pas
sans nuire à la diversité floristique, comme par exemple
au-dessus de Bab-Taza, au fil du grand barranco et sur les
versants où la sapinière est en immixtion avec la zénaie,
ou encore sur tout le Tisouka entre Chefchaouen et Izilan
où lors de chaque printemps l’essentiel de la flore fine
(exceptionnellement riche dans ce grand vallon glaciaire)
est broutée, ce qui occasionne un grave recul de tout un
microcosme entomologique inféodé à ces plantes (notamment
des Zygènes endémiques). Mais qui sur place pourrait bien
se soucier de quelques Fabacées et de leurs Papillons, si
même depuis les capitales décideuses l’aspect trop peu
emblématique de ces entités n’en permet pas la moindre
immunité législative ? Le gestionnaire forestier
devrait quand même savoir qu’au Tassaot ou au Tisouka, les
plantules du Sapin qui émergent après les pluies utiles
sont tout autant détruites par le saccage des hardes de
Chèvres.
Il fut un temps bien lointain où la couverture forestière
était telle que le passage du feu constituait un bienfait
contribuant à la constitution de trouées et à tout un
façonnage en faveur d’une diversification ou d’un
rajeunissement de l’écosystème. Même si les écosystèmes
renaissent de leurs cendres, compte tenu de l’aspect
résiduel de tant de boisements, le feu de forêts n’est plus
le bienvenu, sauf pour ceux qui le commanditent... On
pourrait même parler de « crémation » puisqu’en
l’occurrence il s’agit le plus souvent de « forêts
mortes », sur sol scalpé et sans réelle
régénération ! En dépit d’une phytomasse très modeste
au sol, certains incendies se sont récemment propagés
plusieurs jours dans le Rif, le plus souvent dans des
périmètres de reboisement à base de Conifères. Lors de
certains étés à déficit hydrique, il y aurait fort à
craindre pour la sapinière qui pourrait tôt ou tard en
pâtir, comme ce fut le cas ces dernières décennies pour
l’Abies
pinsapo de très
nombreuses sierras andalouses où le feu déclaré plus bas
n’a pu être maîtrisé avant d’atteindre l’étage du Sapin,
causant d’irréversibles dégâts et l’anéantissement de toute
la biodiversité (Sierra de Grazalema, Sierra de las
Nieves).
Vœux de pérennisation
Localement dégradée de longue date, la sapinière bénéficie
présentement mais un peu tard d’une conservation
satisfaisante de ses beaux restes. En raison de sa valeur
tant comme essence vestige de l’ère glaciaire que comme
habitat d’une biocénose nordique dont elle constitue
l’irremplaçable refuge, elle doit être l’objet d’une veille
soutenue.
A cet effet, la figure conservatoire du Parc de
Talassemtane devrait être celle d’une réserve intégrale,
sans aucune intervention humaine, ni usagère, ni technique.